Enfantines pensées
La narratrice :
Un jour, j’ai eu le temps d’écrire, j’ai eu le temps d’imaginer, j’ai eu tout le temps qui m’avait auparavant manqué. Pourtant mes journées n’étaient pas plus longues et je dormais la nuit aussi bien que quand j’étais enfant. C’était simplement une période que le destin me donnait, pendant laquelle j’ai eu comme une autorisation de faire seulement deux ou trois des choses que j’avais le plus envie de faire, et l’interdiction d’en faire d’autres, que j’aimais tout autant cependant.
Alors j’ai écrit pour les petits enfants cette histoire inspirée d’un vieux conte de Perrault écrit dans les années 1690, que s’étaient appropriés les frères Grimm au début du 19em siècle, et que je lisais dans mon enfance.
Les trois souhaits
Un matin de printemps, un petit garçon, qui avait environ huit ans, attendait, à l’arrière de la voiture de son papa, que celui-ci revienne. Il s’était garé sur le parking du boulanger et avait promis à son fils un croissant. L’enfant était un peu boudeur, il n’avait aucune envie d’aller à l’école car son petit frère, légèrement fiévreux, était resté à la maison. Pourtant il n’avait pas l’air tellement malade, il lui avait tiré la langue au moment où il ouvrait la porte pour partir. Il regardait la télévision dans le canapé, enfoui sous sa couette. C’était ‘’pas juste’’, c’est sûr qu’il faisait semblant.
Il était plongé dans ses pensées bougonnes et ne vit pas approcher la drôle de dame. Il sursauta quand elle tapa doucement sur la vitre de la porte arrière de la voiture. Elle était jolie, un peu étrange, avec une longue robe fleurie verte et rose et des étoiles dorées qui attachaient ses longs cheveux en de multiples nattes. Elle se pencha vers lui et lui demanda d’ouvrir un peu la vitre. D’abord il ne voulut pas, c’était interdit de parler à des gens qu’il ne connaissait pas, il pouvait être kidnappé, on pouvait lui offrir un bonbon empoisonné, ou toute autre chose dont il n’avait même pas idée. Papa était formel là- dessus. On ne parle pas à des inconnus.
Elle ouvrit une besace qu’elle portait à l’épaule, et il suivit son geste des yeux. Elle en sortit un petit bâtonnet d’environ quinze centimètres, qui se terminait par une sorte de boule un peu dorée, en regardant mieux, il trouva que ça avait la forme d’une minuscule étoile, et il lui sembla que ça clignotait doucement.
Elle se pencha vers la vitre, et chuchota, en articulant doucement pour qu’il comprenne.
« Je suis une fée. Je veux t’offrir cette baguette magique. Elle te permettra de réaliser trois souhaits »
« Pourquoi moi ? », dit-il. Ses yeux étaient déjà tout brillants d’excitation.
« J’ai vu que tu étais un garçon très gentil et serviable, et plein d’imagination, et puis tu semblais un peu triste ce matin, et moi j’aime voir les petits enfants sourire ».
Alors il entrebâilla la vitre et elle fit glisser le bâton de bois vers sa main entrouverte. Il l’attrapa lentement, sans bien croire ce que cette dame étrange lui avait dit. La baguette était très légère, un peu chaude, comme une sucette que l’on a tenue longtemps dans la paume de la main.
« Cache la dans ton cartable, elle est à toi maintenant. Fais-en un bon usage »
Elle s’éloigna à reculons, et il ne douta plus que c’était une fée parce qu’elle diminuait, diminuait, tout en lui envoyant des baisers de la main. Elle n’était plus qu’une petite feuille qui frôlait le sol, puis elle s’envola, poussée par la brise matinale.
Juste à cet instant son père sortit de la boulangerie, et, remontant en voiture, lui tendit son pain au chocolat.
« Allons bon, je suis en retard, range ton petit pain dans ton cartable et puis ferme cette vitre, on n’est qu’au début du printemps, tu vas prendre froid ! »
Ce jour-là ne fut pas un bon jour. La maîtresse n’était pas de bonne humeur. Son meilleur copain fut puni parce qu’il avait fait un doigt d’honneur à Matteo qui ricanait. Il s’était moqué d’eux quand la maîtresse avait dit :
« Matteo et Claus, cinq fautes à la dictée, vous connaissez le tarif ; ce sera à copier cinq fois pour demain ».
Il passa la récréation tout seul contre un arbre. Ses copains croyaient qu’il boudait. En fait, il réfléchissait à l’étrange objet qu’il avait dans son cartable. Était- ce une blague ? avait-il vu une vraie fée ? est -ce que la baguette était vraiment magique ? Il avait huit ans et demi, on ne lui faisait pas croire n’importe quoi, pas comme son bébé de frère qui croyait encore-un peu- au père Noël.
Il ressentit une bouffée d’envie pour celui-ci, qui devait être tranquillement installé dans le canapé, en train de jouer à « F N ». Peut-être même avec sa console, parce qu’il égarait toujours la sienne.
La sonnette retentit et il fallut rentrer en classe. Il dut réciter sa poésie. Il l’avait bien apprise et il avait su la réciter hier soir, mais maintenant, totalement préoccupé par les paroles de la fée, il oublia plusieurs phrases entières, et la maîtresse se moqua de lui, ce qui fit rire ses camarades.
Il retourna à sa place rouge de honte et de colère, et en ouvrant son cartable pour noter la deuxième punition de la matinée, il toucha doucement le petit bâton avec l’étoile au bout.
« Ha, je voudrais bien rentrer chez moi et rester toute ma vie dans ma maison, je pourrai jouer la journée entière à FN avec mon frère, et cette maitresse et les copains ne m’embêteraient plus. Je serai bien tranquille ! ».
Tout à coup, il s’aperçut que son cahier rentrait tout seul dans son cartable, que celui-ci se refermait et que lui-même devenait transparent. Il ressentit un étourdissement, comme s’il sombrait dans un sommeil irrépressible.
Soudain il ouvrit les yeux. La sensation de vertige avait disparue. Il était assis dans son canapé, à côté de son frère qui s’était endormi sous la couette.
Un sentiment de joie l’envahit. Pourtant, il restait encore incrédule. Était-il en train de rêver ?
Il avait encore son cartable à la main, il l’ouvrit et vit la baguette. Il n’avait donc pas rêvé.
« Super, ça marche, cria-t-il, on va pouvoir jouer toute la journée ».
Son frère, soudain réveillé, grommela :
« Qu’est- ce que tu fais là, l’école est déjà finie ? »
Alors, parce que c’était son frère et qu’au fond, il était aussi son meilleur ami, il lui confia son secret. Bien sûr, celui- ci, qui avait six ans et ne doutait pas que les histoires merveilleuses puissent exister, demanda juste à voir cette fameuse baguette, soi-disant si jolie avec sa lumière orangée au bout.
Tout en la tenant avec délicatesse par le bâton, il dit à son frère
« Laisse -moi la tenir un peu tout seul »
« Non, c’est à moi que la fée l’a donné, c’est moi qui aie le pouvoir ! »
« Oui, mais moi aussi je voudrais bien rester tout le temps dans la maison, tous les jours, et toutes les nuits, et avec les parents aussi, comme quand c’est dimanche »
Claus réfléchit mais continuait de tenir fermement la baguette, elle était à lui après tout. Cependant, il pensa que tout seul il risquait de s’ennuyer, et que les dimanches, il adorait faire la grasse matinée dans le lit des parents, trainer en pyjama, et se régaler du petit déjeuner en famille, sans se dépêcher. Ses parents aussi disaient tout le temps :
« Vivement dimanche »
Ou bien :
« C’est encore loin dimanche !
Ou alors :
« Ah, bientôt dimanche,
Et aussi :
« Ouf, c’est dimanche ! »
Alors il dit, en articulant chaque syllabe, et d’une voix impérieuse :
« Oui, je souhaite que mon frère et mes parents restent tous les jours et toutes les nuits à la maison. »
A la seconde même, la porte d’entrée s’ouvrit et les deux parents entrèrent. Ils avaient chacun deux sacs de courses remplis de provisions, et ils retournèrent à la voiture en chercher trois autres encore.
Ils furent fort occupés à tout ranger, ils se disaient des choses que les enfants n’écoutaient pas, car ils venaient de commencer une partie en ligne l’un contre l’autre. Le chien voulait sortir, il aboya et papa lui ouvrit la porte du jardin. La partie continua jusqu’au moment où maman cria :
Ça fait trois fois que je vous demande de venir à table.
« Qu’est -ce qu’on mange, » demanda Claus.
« De la pizza ! »
Ils se levèrent sans lâcher leur console, et vinrent s’assoir à table. Ils tenaient leur part de pizza d’une main et regardaient chacun leur écran. Ils ne s’aperçurent pas que les parents ne disaient rien. C’est Athan qui dit au bout d’un moment :
« On joue à table et vous ne dites rien ? »
Le père se tourna vers lui, finit de manger la portion qu’il tenait en main, s’étira, et répondit :
« On joue ensemble ? »
La mère les regarda avec tendresse et dit :
Moi, je vais m’allonger et regarder une série. On fera la vaisselle demain »
Ils s’endormirent là, dans le salon, tout habillés. Dans les mains d’Athann il y avait encore un morceau de banane et des miettes de gâteau sur les lèvres de Claus. Maman avait retiré une seule chaussure, l’autre était sur le canapé, encore à moitié enfilée sur son pied. Papa, lui, était resté entre les deux enfants mais sa tête reposait sur le dossier du canapé. Il souriait dans son sommeil.
C’est le chien qui les réveilla en aboyant, alors ils ouvrirent la porte du jardin, lui donnèrent des croquettes, s’aperçurent qu’eux aussi avaient faim.
Une journée se passa, puis une autre, ils avaient faim, puis plus faim. Ils avaient soif, puis sommeil, mais toujours ils jouaient à FN. Le matin, ils jouaient ensemble, quelquefois, ils jouaient seuls, parfois ils se brouillaient, alors ils jouaient en ligne avec les copains. Etrangement, les copains étaient presque toujours disponibles. Papa aussi jouait, à un autre jeu. Maman faisait quelquefois à manger, parfois c’était papa, ils ne faisaient pas très attention parce que leurs yeux étaient rivés sur leur console.
Ainsi de nombreux jours passèrent. Quand il n’y eut plus rien à manger de ce qu’ils aimaient, maman passa une commande et un livreur vint leur déposer des croquettes pour le chien, des boissons et du fromage, et des pâtes, et des pizzas.
Et puis un matin, en se levant du canapé, papa buta dans le cartable de Claus, qui s’ouvrit. La jolie baguette avec sa petite étoile lumineuse roula sur le tapis jonché de miettes et de papiers d’emballage.
« Qu’est -ce que c’est ? »
« Eh, c’est à moi, on me l’a donné » répliqua Clauss en voulant la ramasser.
Quand il se redressa, il eut le sentiment qu’il était tout mou, comme si ses jambes n’étaient pas assez solides pour son corps, et que sa tête avait voulu l’entraîner vers le sol. C’était désagréable !
« Qui te l’a donné, quand est ce qu’on a pu te donner ça, cela fait des jours que l’on n’est pas sorti, tu ne dois pas mentir, Claus, tu le sais, je n’aime pas ça ! »
Claus leva la tête vers son père pour lui jurer qu’il disait la vérité, qu’on ne le croyait jamais, que ce n’était pas juste, et c’est alors qu’il remarqua les cheveux longs de celui-ci. Jamais son père n’avait eu ces cheveux -là, qui faisaient des sortes de ficelles blondes au -dessus de ses sourcils. Et puis il vit qu’il avait les yeux un peu rouges, comme quand il avait travaillé de nuit, et qu’il était rentré dans le froid sur son scooter. Il disait alors que c’était le vent, et le besoin de dormir, et qu’après ça irait mieux. Mais là, il était à la maison, au chaud, et il avait joué avec eux, ou bien il les avait regardés, ou bien il avait fait des choses dans la maison, mais il n’aurait pas su dire lesquelles, car lui n’avait presque jamais quitté des yeux sa console.
Intrigué, il échangea un regard avec son frère, et il vit que celui-ci aussi avait des cheveux bien plus longs que ce qu’il aimait d’habitude. Il le trouva très pale, un peu bizarre avec son pyjama qui lui arrivait aux mollets, et les manches qui atteignaient à peine ses coudes. En plus, il avait l’air serré dedans comme une saucisse.
« Eh, tu ressembles à une saucisse, à un boudin blanc ! »
Athann n’avait pas sa langue dans sa poche et la réplique ne tarda pas :
« Tu t’es vu, espèce d’endive, en plus tu es puant ! et regarde tes doigts, ils sont crochus, et ton pouce, il est tout gonflé ! »
Effectivement, il n’avait pas réussi à prendre la baguette car ses doigts étaient engourdis, tout raides comme du bois.
Il ressentit quelque chose qu’il avait déjà connu quand il avait voulu monter sur un très très haut manège. C’était comme une bête qui monte dans l’estomac, et qui nous brûle dans les oreilles, le cou, le ventre, jusqu’au moment où on crie, et après on redescend du manège avec les jambes flageolantes.
« Maman, je crois que je vais vomir » cria-t-il.
Maman était au bout de la maison, dans la véranda, et elle n’entendit pas. Il l’aperçut qui parlait au téléphone. Il voyait mal, mais il lui semblait qu’elle aussi était bizarre. Ses cheveux étaient gris au lieu d’être noirs, elle avait mis le pantalon de jogging rose, celui que papa n’aimait pas, il disait pour blaguer qu’elle ressemblait à un chamallow. Mais là, ce n’était pas drôle, parce qu’elle était assise dans le petit fauteuil d’Athann , et on aurait vraiment dit un chamallow.
Il se sentit triste et se demanda pourquoi, puisqu’il pouvait encore jouer, toute la journée, et toute la nuit s’il voulait.
Maman appela papa qui oublia la baguette toujours sur le tapis. Il partit la rejoindre, et il parla lui aussi au téléphone. Puis, ils parlèrent ensemble, et le téléphone sonna encore plusieurs fois. Il rangea la baguette dans le cartable, mais ni lui ni son frère ne reprirent leur jeu.
Ils regardaient les parents, quelque chose se passait, une chose pas normale, mais d’ailleurs eux aussi se sentaient étranges, pas vraiment malades mais un peu nauséeux, avec un léger mal de tête, une sorte de brouillard à l’intérieur d’eux-mêmes.
« On dirait que j’ai trop mangé » dit Athann.
Ils se hissa hors du canapé, et se dirigea vers la véranda. Claus le suivit. Il avait envie d’un câlin, ou d’un bisou, il ne savait pas trop, peut-être de jouer avec le chien.
Dans la véranda ils virent que maman pleurait. Papa avait mis son bras autour de son épaule.
« Qu’est ce qui se passe, pourquoi tu pleures maman ? dis- moi, je veux savoir, je ne comprends rien à ce qui se passe ! »
Papa les regarda avec un petit sourire triste :
« Papi est à l’hôpital, il a eu un malaise, sans doute qu’il va devoir être opéré »
Maman se moucha, et puis elle ajouta :
« Ça n’est pas trop trop grave, je pleure juste parce qu’on ne peut pas aller le voir. »
Athann renchérit aussitôt :
« Moi aussi je voudrais bien aller le voir, il va s’ennuyer sans nous, et moi je m’ennuie déjà de lui »
Claus renchérit :
« Moi aussi je voudrais bien… »
Mais il ne continua pas sa phrase parce qu’il avait soudain pensé à son souhait de rester à la maison, avec ses parents. C’était il y longtemps, où c’était hier, ou c’était dans un rêve, il ne savait plus trop.
Il se sentit devenir rouge, et son cœur de mit à battre très fort. Peut-être qu’il n’avait pas rêvé, il allait pouvoir le vérifier tout de suite, et s’il n’avait pas rêvé, il avait le pouvoir de remettre les choses dans l’ordre, et alors maman allait s’arrêter de pleurer, et …
Il fit demi-tour et fonça vers son cartable. Les parents étaient toujours dans la véranda, ils essayaient de consoler son petit frère, qui répétait :
« Je voudrais bien faire un bisou à mon papi, et puis je voudrais bien jouer avec lui aux dames, il y a longtemps qu’on n’a pa s joué aux dames avec lui »
« On ne peut pas, c’est impossible de sortir de la maison, c’est interdit, c’est à cause de… »
Il n’entendit pas la suite parce qu’il avait vu la petite baguette au fond de son cartable. C’était donc vrai, il n’avait pas rêvé ! Il la prit délicatement dans la main, il se sentait un peu fébrile, comme quand on sait que l’on va faire quelque chose de très important, du genre réciter une longue poésie devant toute l’école, sur l’estrade, ou bien franchir le dernier palier pour gagner à « FN ».
« Je voudrais que tout le monde puisse sortir de sa maison, et que les parents et leurs enfants puissent revoir leurs papis et leurs mamies, et qu’on puisse jouer ensemble, et aller se baigner, et aller se promener avec le chien… et aller aussi à l’école, pour retrouver les copains, et revoir la maitresse… »
Il aurait bien continué à dire tout ce qui, tout à coup, lui manquait, mais les téléphones sonnèrent, celui de papa, et puis celui de maman.
« Oh, c’est vrai, super, c’est vrai, t’es sûre, génial, oh vraiment, je suis soulagée, à bientôt, gros bisous »
Papa disait :
« OK, c’est bon, oui, on arrive, oui, tout de suite ! »
Son frère les regardait. Il était muet, la bouche à demi ouverte, comme s’il ne savait plus s’il fallait rire ou pleurer. Lui, Claus, avait bien compris que son troisième souhait venait de se réaliser. Il glissa la baguette sous le canapé. Plus tard, il reviendrait la chercher, même si elle n’avait plus de pouvoir magique, ce serait un sacré souvenir !
Dans la journée, lavés, cheveux peignés et vêtements propres enfilés, ils partirent voir papi, qui était un peu fatigué mais les accueillit avec joie. Il devait encore se reposer, alors ils partirent faire un petit tour à la campagne avant de rentrer à la maison.
La narratrice :
« J’écris cette histoire en imaginant que c’est un contact avec mes petits -enfants, et j’ose même m’imaginer que cela peut leur faire plaisir, les rendre impatients de connaître la suite, leur faire attendre le lendemain avec impatience.
Mais je me rends compte, tout à coup, que ce n’est pas ce qui est arrivé à Claus que je raconte, mais ce qui se trouve dans mon esprit, à moi.
Je m’explique :
C’est bien moi qui aie imaginé, rêvé même de vivre une période de confinement au cours de laquelle le temps serait consacré à des occupations avec le moins de déplacements possible, avec le plus de moments de méditation, de jardinage, de toutes ces activités qui ne nécessitent qu’un espace assez limité pour que notre regard, au lieu de chercher toujours autre chose, ailleurs, se concentre sur ce qui est là, tout près, en train de croitre, de surgir, de se transformer. C’est moi qui, sans connaître le mot de distanciation sociale, éprouve souvent ce désir de m’éloigner des conversations, des contacts, des gens.
Je ne sais pas les écouter aussi longtemps qu’ils ont envie de parler. Ce qu’ils me racontent m’ennuie parfois, mais l’inverse est aussi vrai. Je me sens tellement touchée, comme si j’étais impliquée dans la vie des autres à partir du moment où ils la partagent avec moi, que les émotions me pénètrent l’esprit et au lieu de le traverser, elles stagnent là et se transforment en ruminations, en radotage de pensées, perturbantes ou stériles.
Alors là, depuis le 17 mars, jour de mon anniversaire, je me sens comme le petit enfant ayant parlé avec le serviable Aladin, et qui le voit se transformer en démon effrayant.
La réalité ne m’a pas encore rattrapée, la maladie n’étant encore qu’une éventualité pour mes proches. Je suis encore, certains matins, à me réjouir de cet horizon rétréci. Je me concentre sur ces activités minuscules dans l’espace de mon grand jardin, ou je vaque à des occupations à l’intérieur de ma grande maison. Pendant que mon mari est au sous- sol, je médite à l’étage, je cuisine tandis qu’il trie des outils, prépare le feu, bricole ou lit.
Mais chaque jour, une minute ou une heure durant, j’ai honte et j’ai peur.
Honte comme le petit enfant qui n’a pas réfléchi aux conséquences de son souhait et qui comprend alors son égoïsme, honte aussi comme pourrait l’être celle par qui la catastrophe est arrivée, et même si je sais bien qu’il n’y a pas eu d’acte magique, la superstition, par bouffées soudaines, domine parfois ma raison.
Peur pour les autres, ma famille, mes amis, les connaissances, et les inconnus aussi qui risquent très concrètement de tomber malades, de mourir, pendant que je jouis de mon isolement…
Je sais bien que je vis d’une façon très privilégiée ce que d’autres appellent confinement, parce que la distanciation sociale m’est nécessaire, depuis que j’ai compris mon hypersensibilité aux événements de la vie.
Bon, le téléphone a sonné, le monde est entré dans mon cerveau, par le biais de la voix maternelle.
« Devine qui est à la maison », me dit- elle.
« Mais tu n’es pas censé avoir quelqu’un chez toi, à part, et c’est déjà un risque, l’infirmière qui fait ta piqure quotidienne ! »
« Oui, je sais mais… » Elle m’explique que ses petites filles sont arrivées en pleurant parce qu’elles ne voulaient plus rester confinées avec leur père, qui les humiliaient (terme récurent dans leur langage d’adolescentes, sauf aux périodes de vacances, où elles partent en famille à la rencontre de découvertes culturelles et géographiques qu’elles ont choisies, mais n’ont pas eu à financer).
Aujourd’hui, à vingt ans l’ainée relit peut-être,encore une fois, le dernier Harry Potter et confond la vie réelle et les aventures de son héros.
Ces aventures proposent des émotions sans implication personnelle, elles sont regardées du même regard que les informations télévisées sur la situation présente, et elle vient chez ma mère comme si le virus était une histoire cinématographique.
« Hello, revient sur terre, le virus, tu l’as peut-être sur toi, il n’est pas virtuel, et ta grand-mère, qui vient d’avoir quatre-vingt-un ans, est un nid idéal pour les accueillir. Hello, qui sait si tu es porteuse saine, c’est comme ça que l’on dit »
Non, la situation n’est pas saine, l’autre petite fille a dix-sept ans et je pense qu’elle pourrait être amenée à se sentir moralement responsable de la transmission du virus à sa grand-mère. Responsable au même titre que l’ainée, que la mère, que leur père, que la grand-mère elle-même, qui a accepté de prendre le risque d’encombrer les services hospitaliers si…
L’incrédulité fait place à la colère, à l’angoisse, je crie dans le téléphone, je menace, l’échange est orageux, inutile, puisque les choses ont été faites. Il reste à faire un souhait :
« Je ne veux pas que ma mère se fasse attraper par ce virus ! »
Alors, les jours passent et chaque matin, je reçois un SMS :
« Ma santé est bonne, jusque-là, tout va bien »
L’inquiétude se lasse et à part à l’heure du coucher, ma conscience est relativement sereine. Au fil des jours l’actualité confirme ce que mon intuition me disait :
Le virus frappe plus les gens âgés que les jeunes.
Y aurait-il une sorte de justice ? Les jeunes ne sont pas créateurs du monde dans lequel on vit, et donc, sont-ils responsables de ces virus qui font le tour de la planète plus vite que leur désir de grandir ?
Oui, mais jusque quand est-on jeune ? à partir de quel âge est-on comptable de l’état de notre planète ? Trop de questions saturent la logique, et j’en retiens qu’un infini devoir de tolérance vis-à-vis d’autrui est ce qui me reste à mettre en pratique.
Le printemps arrive avec la confirmation d’un mois d’avril suspendu dans l’attente. Attente que chacun respecte au mieux le confinement, attente que le nombre de morts diminue, attente de savoir si quelqu’un, quelque part, un scientifique, un chercheur, trouve une solution, un vaccin.
Le monde s’arrête peu à peu de bouger, et ce que tout le monde cherche, ce sont d’abord des masques. On manque de protections, armures de tissu contre ennemis microscopiques.
Encore une semaine, nos journées sont encore bien remplies. Le jardin réclame beaucoup de notre attention, mon mari n’a plus les matériaux nécessaires pour poursuivre son bricolage. Il va attaquer sans plaisir des peintures de boiseries. J’essaie de reculer la corvée de courses. Voilà douze jours que je ne suis sortie que pour gagner le bois derrière la maison.
« Tu devrais refaire quelques provisions, on ne sait jamais » s’inquiète mon mari. Il faut soutenir les petits producteurs, alors je passe une commande par téléphone et on nous livre. Il faut soutenir le poissonnier alors on commande du poisson. On soutient une association d’artistes dont les seuls revenus dépendaient d’expositions.
A travers le monde, les gens débauchent, sont licenciés. Les loyers sont reportés, et pendant que les parents font la classe à leurs enfants, d’autres télétravaillent, changent de métier pour aider les secteurs où le personnel est insuffisant.
Les soignants tombent malades, les agriculteurs n’ont pas de travailleurs saisonniers, les aides à domiciles ne vont plus nulle part, elles sont contaminantes ou contaminées. Dans les Ephad, un virus tue plus de dix personnes, puis un autre, puis un autre…
Chaque soir on se met à attendre que le nombres de morts du jour ne dépasse plus celui de la veille.
Je continue de me lever heureuse comme à chaque printemps, et de profiter de mes plants qui commencent à pointer leur nez. Mais je garde profil bas. Je ne le confesse qu’à moi-même. Nous avions des projets de voyage, de bricolage, et ils sont repoussés à l’été, peut-être à l’automne, j’aimais ces projets, mais je les trouvais trop rapides.
Ma mère est toujours bien portante, grâce au pouvoir de mon deuxième souhait, et l’air est devenu plus limpide sur la planète depuis que les humains sont immobiles.
On parle de changement de société, de relocalisation, de révolution écologique, d’un bouleversement à prévoir dans nos modes de consommation. Et puis on dit le contraire, que les gens vont se défouler… A New-York, on meurt tellement qu’on a installé des camions frigorifiques pour stoker les cadavres. A New Delly, on se confine dans les beaux quartiers, chez la classe moyenne, et dans les bidonvilles c’est la panique. C’est la peur de mourir de faim qui fait partir vers leur village tous les indiens pauvres qui ont une famille à la campagne. Les autres ? les reporters ne sont pas nombreux et les informations sont centrées sur la France. Chaque pays est replié sur lui-même comme une grosse famille avec ses stratégies de survie, ses bricolages pour éviter le plus possible que les soignants aient à choisir entre un individu où un autre devant un seul respirateur.
Et on dit que, et on entend que…et on apprend que le confinement durera plus longtemps pour les non-actifs que pour les actifs, et que le risque pour mon mari fragile du cœur ne s’éloignera pas de sitôt.
Vivre avec cette crainte, oublier d’avoir cette crainte et relâcher sa vigilance, et se faire rattraper par le virus…voilà ce qui nous attend. Et puis, faut-il que l’économie reparte comme avant, faut-il que la décroissance amorcée contre la volonté de chacun se poursuive ?
Est-ce une aubaine ou une catastrophe, un cauchemar, une opportunité pour les humains de vivre autrement, avec moins de ce qui abime la terre, avec plus de ces petits bonheurs gratuits qu’il faut prendre le temps de saisir.
Il n’a pas plu depuis quinze jours et ce n’est pas bon pour un printemps. La chaleur de midi assèche déjà la terre, et les tulipes restent naines. J’arrose mes salades et mes petits pois. Le manque d’eau me stresse.
Moi, je suis comme l’enfant qui a eu la possibilité de faire trois souhaits, et qui, à la seconde où toutes ces informations arrivent dans sa conscience, imagine qu’il peut prononcer la phrase magique qui va le sauver d’une situation qu’il a lui-même créé.
Oui mais, le jour passe et je discute avec moi-même, je suppute, je raisonne, j’anticipe, je m’affole, j’hésite et le lendemain arrive. Une semaine plus tard, je ne sais toujours pas, si, du coronavirus ou du changement climatique, de la pollution des sols ou de la liberté de circuler, du virage écologique ou de la bonne santé économique, quel est le meilleur choix à faire. Je suis Dieu sur son nuage et mon cerveau bouillonne sous le poids de ces responsabilités.
Pourtant, le soleil brille et les cerisiers sont en fleurs et ne fleuriront pas moins si je ne les regarde pas, alors, je me couche et je dors.
Moi, l’insomniaque je dors, ni mieux ni moins bien que depuis toujours, et l’adulte dans mon cerveau sourit de cet enfant naïf que je balade dans mon esprit.
Puis un matin, je ne sais plus lequel, la terre était sèche au-delà du raisonnable, et il fallait déjà, le soir, arroser les jeunes salades, je dis :
« Je voudrais bien qu’il pleuve ! »
Quoi qu’il en soit, la pluie reste pour moi le meilleur des bienfaits, et finalement le reste ne compte pas si l’eau n’est pas donnée par le ciel, en quantité juste et régulière, raisonnable assez pour faire vivre les escargots, et germer les légumes nourriciers.
Je me redresse et regarde le ciel, j’ai entendu arriver l’orage, comme un cheval au galop, et derrière lui, le déluge, transporté dans un gros sac de nuages gris. La pluie !
C.FRANCK avril 2020